Argumentaire

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Les pratiques et l'action publique visant la prévention ou la remédiation d’un certain nombre d'objets qui font problème à l’école ou dans le champ socio-éducatif s'appuient sur l'idée d'une nécessaire mobilisation des « alliances éducatives ». Ces "alliances" débordent la simple coordination entre des partenaires institutionnels, et renvoient aussi aux formes de complémentarités revendiquées entre des acteurs pluriels pour atteindre des objectifs communs. L'analyse de ces alliances procède utilement d'une approche multiscalaire qui articule le micro (l'élève, la famille, l'école, les structures éducatives) au macro (politiques régionales, nationales, européennes), et qui croise ces échelles avec les lieux et les acteurs à la périphérie de l'école. Les « nouvelles » problématiques éducatives, en prise directe avec des enjeux de renouvellement des publics scolaires et des difficulté à faire vivre le projet de démocratisation de l'école (Moignard, 2018), renvoient à des objets comme le décrochage scolaire, les violences scolaires, l’absentéisme, le harcèlement ou les questions de genre ou de diversité en éducation par exemple. Sans être forcément "nouveaux" au regard de leur actualité, ces objets construits en problèmes publics sont souvent perçus comme tel par les acteurs éducatifs et les décideurs, alimentant le sentiment d'une crise ou d'un déclin de l'institution scolaire face aux transformations de l'école, de ses fonctions sociales et de ses publics. Ils suscitent des réponses institutionnelles et des pratiques qui interrogent la reconfiguration des espaces scolaires et éducatifs et la mobilisation d'acteurs pluriels pour prendre en charge ce qui posent problème. Ces objets qui recomposent la question scolaire en question sociale (Millet & Thin, 2015), sont le point d'entrée à partir duquel nous souhaitons interroger l'évolution des professionnalités et des pratiques des acteurs scolaires et éducatifs, les transformations des systèmes éducatifs et les mutations des formes d'organisations des espaces scolaires et éducatifs.

A l’échelle internationale, il est possible d'identifier des tendances de partage ou de division du travail éducatif au sein d’un ensemble d’acteurs variés (Tardif, Marcel, Bagnoud, & Piot, 2017). Ces tendances renforcent l'appel à un travail intercatégoriel, et demandent à inclure, ou à se mobiliser dans des espaces de « coéducation » (Chauvenet, Guillaud, Le Clère, & Mackiewicz, 2014) des parents qui sont parfois précarisés (Périer, 2019). Apparu au Canada dans les années 2010, l’émergence dans le champ éducatif du vocable d’« alliances éducatives », utilisé autant comme la description d’un travail commun que comme un enjeu lié aux prises en charge de ces « nouvelles » problématiques éducatives, est envisagée comme une solution de bon sens, et comme nécessaire à la prise en charge d’un certain nombre de difficultés éprouvées sur le terrain. Contextualisée (Gilles, Potvin, & Tièche Christinat, 2012) mais rarement théorisée, cette notion d’ « alliances » éducatives caractériserait la meilleure prise en charge de ces questions, portant le besoin d’interventions multiples mieux coordonnées et témoignant d’une mobilisation partagée par des acteurs éducatifs pluriels. Si les valeurs communes constituent les fondements historiques de la mobilisation du terme d’alliance éducative, mais que la dimension plus pragmatique concernant l’élaboration et la poursuite d’un objectif commun domine aujourd’hui les discussions (Blaya, Tièche Christinat, & Angelucci, 2018), comment s’élaborent ces objectifs communs ? Ces objectifs communément visés sont-ils majoritairement le fruit de perspectives concordantes ou donnent-t-il lieu à des échanges et à des négociations à partir de points de vue différents ? Constate-t-on des divergences dans l’interprétation des objectifs d’accrochage scolaire, de remédiation scolaire, de prévention des violences, des stigmatisations, des harcèlements, des exclusions, etc. ? Quels effets ont ces alliances et quelles améliorations permettent-elles aux prises en charge et aux organisations scolaires et éducatives ? Quels effets sur les acteurs et leurs pratiques professionnelles ?

Ce colloque s’intéresse aux termes comme et aux enjeux liés à ces « alliances », interroge les conditions de leur émergence, les usages qui les caractérisent et leur efficacité supposée. Pour ce faire, 4 axes d'analyse sont proposés :

Axe 1 : la reconfiguration des espaces éducatifs et des pratiques professionnelles

Les espaces éducatifs sont reconfigurés à l’aune des nouveaux partenariats, institués ou non, et font se croiser des acteurs aux fonctions, ethos et pratiques différents. On peut observer des achoppements, des distances qui reconfigurent les actions éducatives et les pratiques, modifiant les divisions du travail éducatif observées jusqu’alors (Tardif & Levasseur, 2010). Ce travail commun a pu être étudié par exemple entre l’école et les travailleurs sociaux (Chauvière & Fablet, 2001), dans le champ de l’animation sociale et socioculturelle (Lebon & de Lescure, 2017), de l’intervention en terrains sensibles (Becquet & Vulbeau, 2015), ou encore à l'occasion du développement des « dispositifs » de prise en charge en tout genre (Barrère, 2013). Ces reconfigurations peuvent modifier le travail éducatif et générer des évolutions dans sa proximité ou son éloignement avec ce qui se fait à l’école, ou avec ce qui est attendu par les acteurs scolaires et éducatifs, qui incluent les enfants et leurs familles, en particulier dans les actions de prévention ou de prise en charge des difficultés ou plus généralement de ce qui « fait problème » dans la sphère éducative.

Ces reconfigurations interrogent la forme scolaire et peuvent donner à voir une externalisation de la gestion des situations en dehors de l’école (Moignard & Rubi, 2013), réduisant ainsi le temps scolaire pour les élèves en difficulté. L’implication de nouveaux secteurs professionnels peut donner lieu à de nouvelles pratiques, ou être un espace de confrontations d’ethos professionnels à partir desquels le travail en commun ne va pas de soi (Berthet & Zaffran, 2014). Les actions éducatives sont alors partagées ou attribuées à d’autres acteurs, ayant des formations et des parcours socio-scolaires différents qui peuvent marquer leurs pratiques professionnelles avec une distance plus ou moins forte avec le monde scolaire. D’ailleurs que font-ils effectivement ? Comment travaillent-ils ? Entre les conseils ou les injonctions qui leur sont donnés, les malentendus ou désaccords qui en résultent, l’observations de ce qu’ils font peut donner à voir des divergences fines qui donnent à voir les écarts avec la convergence visée.

Comment les alliances éducatives recoupent-elles des préoccupations liées à des enjeux partagés entre des champs de professionnalité variés ? Quelles sont les conditions de leur développement ? Requièrent-elles des configurations spécifiques ? Comment les alliances éducatives sont-elles différenciées d’autres concepts qui évoquent les mêmes dimensions : communauté éducative, collaboration, etc. ? Dans quelles mesures sont-elles parfois imposées ou vécues comme une contrainte institutionnelle ?

Axe 2 : les inégalités sociales et les problèmes sociaux

Les systèmes éducatifs présentent des configurations hétérogènes en termes d’accès et d’égalité sociale de réussite (Dubet, Duru-Bellat, & Vérétout, 2010). Par ailleurs, au sein de ces systèmes éducatifs les problèmes éducatifs ne sont pas désignés de manière uniforme et ne suivent pas les mêmes calendriers. Ils peuvent recevoir des formes de réponses, de prise en charge et de régulations différentes. Comment la recherche établit-elle le lien entre les enjeux de démocratisation de la réussite à l’école et celui de prise en charge des « problèmes de l’école » ? L’injonction aux « alliances » éducatives par les différents acteurs, à l’échelle politique ou à celle des actions éducatives, vise-t-elle à mieux lutter contre ces inégalités ou à développer des formes dérogatoires de prise en charge pour les élèves qui ne répondent pas aux exigences de l’école ? En quels termes sont catégorisés les divers problèmes auxquels sont confrontés les professionnels ? Ces questions doivent être contextualisées à différentes échelles (locales, régionales et internationales) et la comparaison internationale peut permettre de mieux comprendre les processus à l’œuvre.

Axe 3 : les « alliances » éducatives et les publics

Les publics visés par les « alliances éducatives » renvoient à des formes de désignation qu’il faut pouvoir interroger. Dans quel contexte et au sujet de quels individus sociaux les « alliances éducatives » sont-elles invitées à se mettre en place ? Quelles sont celles (atteintes ou visées) qui sont effectivement déployées, et avec quels objectifs ? Quels publics ciblés et quels publics finalement pris en charge ? Travaillant selon leurs moyens, pris dans des contraintes structurelles et financières, les dispositifs peuvent opérer une sélection de leur public, circonscrivant l’intervention à une frange particulière de la population initialement visée (Denecheau, Houdeville, & Mazaud, 2015).

Par ailleurs, quel est le point de vue des enfants ou des jeunes qui sont l’objet d’action spécifique, ou qui passent par des dispositifs ou des voies particulières ? Comment sont considérées les familles : comme partenaires de ces alliances ou constitutives des publics ciblés ? Sous quelles formes et à quels moments sont-elles associées et/ou convoquées ? Comment arrivent-elles à faire le lien entre les différents acteurs qui composent ces alliances ? Quels effets sont identifiés, tant sur les publics visés que sur les acteurs et actrices chargé.e.s de participer à ces alliances ? Une évaluation est-elle mise en place ?

Axe 4 : Les « alliances » éducatives et l’action publique

La mise en place des “alliances” éducatives est encouragée par un certain nombre de dispositions et de recommandations dans les politiques publiques. Elles sont censées apporter une plus grande cohérence à l’action publique et revendique une amélioration de l’efficacité des prises en charge entre différentes sphères éducatives (Frandji & Indarramendi, 2017). Quels sont les lectures et modèles politiques qui sous-tendent l’utilisation contextualisée des "alliances" éducatives ? Comment distingue-t-on les "alliances" d’autres modèles et concepts d’action, tels que le partenariat ou la collaboration ? Les " alliances " visent-elles davantage de concertation et de convergence des actions, et sur quelles bases ? Comment ces modèles incitent-ils (Rancon, 2018)  les acteurs à la participation et pour quels effets ? Sur quels constats les politiques et décideurs s’appuient-ils ? Les alliances éducatives peuvent être citées dans les politiques publiques comme un « moyen » de prévention. Quels sont les paradigmes qui les font émerger ? À quels problèmes publics sont-elles censées répondre ? Quelles sont les formes organisationnelles développées pour faciliter ces “alliances”, et avec quels effets ?

Références bibliographiques

Barrère, A. (2013). "La montée des dispositifs : Un nouvel âge de l’organisation scolaire". Carrefours de l’éducation, 36(2), 95‑116.

Becquet, V., & Vulbeau, A. (Éds). (2015). L’action publique en réponse à la crise de l’école. Arras : Artois Presses Université.

Berthet, T., & Zaffran, J. (Éds). (2014). Le décrochage scolaire : Enjeux, acteurs et politiques de lutte contre la déscolarisation. Rennes : PUR.

Blaya, C., Tièche Christinat, C., & Angelucci, V. (Éds). (2018). Au cœur des dispositifs d’accrochage scolaire. Continuité et alliances éducatives. Louvain la Neuve : EME Editions.

Chauvenet, A., Guillaud, Y., Le Clère, F., & Mackiewicz, M.-P. (2014). École, famille, Cité. Rennes : PUR.

Chauvière, M., & Fablet, D. (2001). "L’instituteur et l’éducateur spécialisés. D’une différenciation historique à une coopération difficile". Revue française de pédagogie, 134, 71‑85.

Denecheau, B., Houdeville, G., & Mazaud, C. (Éds). (2015). A l’école de l’autonomie. Epreuves et enjeux des dispositifs de deuxième chance. Paris : l’Harmattan.

Dubet, F., Duru-Bellat, M., & Vérétout, A. (2010). Les sociétés et leur école. Emprise du diplôme et cohésion sociale. Paris : Seuil.

Frandji D., Indarramendi C., « Des possibilités de sociologie en territoire d'expertise », Revue française de pédagogie, 2019, vol. Année 2017, nᵒ 200, p. 33-41

Gilles, J.-L., Potvin, P., & Tièche Christinat, C. (Éds). (2012). Les alliances éducatives pour lutter contre le décrochage scolaire. Berne : Peter Lang.

Lebon, F., & de Lescure, E. (Éds). (2017). L’éducation populaire au tournant du XXIe siècle. Paris : Editions du Croquant.

Millet, M., & Daniel, T. (2015). "L’école au cœur de la question sociale. Entre altération des solidarités sociales et nouvelles affectations institutionnelles". Dans S. Paugam (Éd.), Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales (pp. 687‑703). Paris : PUF.

Moignard, B. (2018). "Les « nouvelles » problématiques éducatives : Construction de l’objet". Revue francaise de pedagogie, n° 202(1), 65‑75.

Moignard, B., & Rubi, S. (2013). "Des dispositifs pour les élèves perturbateurs : Les collèges à l’heure de la sous-traitance ?" Carrefours de l’éducation, 36(2), 47‑60.

Périer, P. (2019). Des parents invisibles : L’école face à la précarité familiale. Paris : PUF.

Rancon, S. (2018). "Des démarches de participation dans la fabrique d’un projet local d’éducation. Instruments d’action publique et discours éducatifs". Les Sciences de l’éducation—Pour l’Ère nouvelle, 51(1), 37‑61.

Tardif, M., & Levasseur, L. (2010). La division du travail éducatif. Une perspective nord-américaine. Paris : PUF.

Tardif, M., Marcel, J.-F., Bagnoud, D. P., & Piot, T. (2017). L’organisation du travail des acteurs scolaires : Points de repères sur les évolutions au début du XXIe siècle. Laval : Presses de l’Université Laval.

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